Dans le chaos de l’agitation sans limite, nous avons soudain été sommés de demeurer confinés. C’est un choc profond, personnel et collectif, qui heurte l’ensemble de nos croyances, de nos cultures et nous plonge au cœur des grandes oppositions de paradigmes que certaines civilisations ont déjà eu à vivre.
Dans la Méditerranée et l’Orient complexes, ces chocs sous formes de contrastes violents qui opposèrent le mouvement à l’immobile, le nomade au sédentaire, l’Etat au tribal, ont tous été créateurs de nouvelles dynamiques de civilisation.
Les imaginaires collectifs, durant ces phases brutales de métamorphoses, s’articulèrent autour des figures immuables du Jardin et du Désert. Elles en furent même le moteur essentiel pour les trois monothéismes. Le jardin versus le désert, est l’axe de création de toutes les religions de Mare Nostrum car ils incarnèrent la frontière suprême.
Cette dialectique archaïque entre jardin et désert résonne dans notre quotidien depuis le confinement.
Car qu’est-ce qu’être confinés si ce n’est être amenés aux confins de nous-mêmes ? Autrement dit, selon le Littré aux « parties d'un territoire, placées à l'extrémité de ce territoire et à la frontière d'un autre ». Dans le confinement, cet autre c’est encore nous-même et cela vaut pour les personnes comme les collectifs.
En 2020, le coronavirus a rétabli brutalement, dans nos activités consuméristes hystériques, l’antique débat de la bonne frontière entre l’unité du désert et la multiplicité du jardin, entre aridité et abondance.
Ces deux espaces sont fondateurs de tous les autres piliers de nos cultures, que ce soit la définition de la bonne distance entre deux personnes, ou la gestion de l’incertitude, en passant par la logique de l’honneur de chaque homme, chaque clan, chaque nation. C’est notre grande affaire aujourd’hui et… pour longtemps.
Le jardin, dans la Bible, est l’espace de la gratuité et de l’abondance pour les hommes. Appelé « paradeisos » par les Grecs anciens, bien avant l’écriture de la Genèse, il est devenu le jardin d’Eden où coule le lait et le miel en abondance pour les humains.
Notre société a bien cherché à l’incarner, à sa façon mais si peu en lien avec la poétique du vivant, dans les enseignes de la « grande » distribution et au travers d’Internet. Le jardin partout pour tout le monde, à profusion et sans retenu. Le paradis s’est corrompu avec l’introduction de l’intérêt d’avoir et non plus d’être.
C’est pourquoi le confinement est vécu comme une mise au ban du « jardin » par beaucoup, une punition à être jeté au désert, une mise au silence, à l’immobilité, à la grande distance avec nos prochains. Le châtiment et le renvoi au désert du monde, des autres et de soi-même.
C’est hélas une bien mauvaise interprétation et plus encore une mauvaise nouvelle pour les semaines à venir. La réalité du désert comme sa symbolique sont à l’opposé du « rien ».
Le désert est un confinement qui nous met face à notre intériorité. Un des grands clivages qui incarnera l’Après opposera les personnes et les entités ayant une intériorité (une culture pour les collectifs) et celles qui n’en ont pas.
En effet, le désert espace du minéral, sous le règne de la rareté met l’homme face-à-face avec sa vie, avec la réalité de son existence. Il met aussi à l’épreuve l’imaginaire des groupes et des institutions.
Le désert/confinement fait de silence, d’espaces modifiés et d’absences pour celui qui y erre, est une épreuve ultime : soit la Révélation soit l’Exil, la folie ou la mort.
Les anachorètes chrétiens qui partirent au désert en Egypte pendant quinze siècles, au monastère de Sainte Catherine du Sinaï, appelé monastère de la Transfiguration, en témoignent encore. Cet appel de Dieu pour les croyants, du désert pour les agnostiques ou les athées peut être une promesse d’abondance intérieure, forcément de renaissance.
Ce fut du désert de sable et de pierres que la civilisation de l’Ecrit jaillit, que la dynamique du judaïsme, du christianisme et de l’islam prirent forces. Ce fut du désert liquide et bleuté de Méditerranée que naquirent les grandes tensions philosophiques et spirituelles entre nature et culture.
Toutes les grandes renaissances qui ont constitué notre être ensemble sont venues de cette confrontation au désert réel ou symbolique parce que le désert porte en lui révélation de soi et sédimentation en héritages.
C’est pourquoi si le jardin est le but, le désert est toujours le départ.
Après notre « traversée du désert », après le confinement, après les pertes et les douleurs, les reflux et les faillites, les intériorités de chacun et les cultures des collectifs vont devoir surmonter bien des deuils et tenter le long chemin de la renaissance.
Carl Gustav Jung nous légua ce magnifique mot d’« individuation » qu’il définit ainsi : « J'emploie l'expression d'individuation pour désigner le processus par lequel un être devient un in-dividu psychologique, c'est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité ».
Ceux qui auront abordé le confinement comme un désert d’accomplissement et de renforcement de soi incarneront la génération de l’Après.
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