La guerre russo-ukrainienne nous amène à réinterroger la définition de la « puissance » et ce que nous comptons en faire. Communément admise comme étant le poids d’un pays sur la scène internationale en fonction de sa force militaire, son influence diplomatique, son rayonnement économique et culturel, la puissance a d’abord, comme socle, son poids démographique, tant oublié par les effrayés du réel.
Or, à la lumière de la définition de la puissance revendiquée par les Russes apparaît plus crûment encore le vide voulu par le refus européen de la penser. De vide stratégique en vide de la puissance les Occidentaux d’Europe, ont accumulé des faiblesses tellement intériorisées qu’elles en sont devenues un mode de vie et une représentation du monde.
Avec la guerre que la Russie vient de déclencher en Ukraine, il semble que quatre éléments « archaïques » doivent être pris en compte ; archaïque venant du grec « in arche », c’est-à-dire, au fondement. L’archaïque est donc ce qui conditionne, paradoxalement, toujours l’avenir.
La puissance, c’est d’abord la force. Non pas parce qu’elle écrase ou domine mais parce qu’elle qui permet le mouvement, tous les mouvements. Rien aujourd’hui, mis à part une force mécanique plus forte (pour reprendre la terminologie du Général de Gaulle, le 18 juin 1940) ne peut enrayer les mouvements militaires russes. La force, c’est rendre tous les mouvements possibles. Le récit de la force c’est qu’elle est toujours éthique, aux yeux de celui qui l’utilise, parce qu’elle défend ses intérêts, son sacré. Or, quand on regarde le monde avec les yeux de la force, le sacré est toujours accompagné du sacrifice (la mort des soldats et des civils) et du sacrilège (défendre nos frères russophones). C’est exactement ce que dit, fait et montre Poutine depuis… vingt-cinq ans mais nous avons feint de ne pas comprendre ces gesticulations jugées « néanderthaliennes ». C’est exactement ce que font aussi les Etats-Unis depuis 1940 et la Chine depuis la fin de la Guerre froide. C’est exactement tout le contraire de ce que font les Etats européens depuis les années 80 du XXème siècle.
La puissance c’est, ensuite, l’influence. Or, les Européens et les Français en tête l’ont posé comme préalable, à l’inverse des Etats-Unis et de la Russie. Ils ont érigé l’influence comme prioritaire devant la force, puis comme seule alternative honorable à la puissance, pensant pouvoir vivre et survivre dans un monde de plus en plus violent sans être forts ni puissants. Si l’influence, comme la force, permet d’obtenir de quelqu’un ou d’un groupe de personnes une chose ou un acte alors ce que cette personne ou ce groupe ne l’auraient pas donné par eux-mêmes, à la différence de la force cependant, l’influence va l’obtenir sans la contrainte physique. Elle va l’obtenir par le prestige, la pédagogie, la vertu de l’exemple ou sa vision - humaniste pour les Européens - que l’on a envie de suivre pour « s’élever ». Que les démocraties aient fait le pari de l’influence honore le genre humain après des millénaires de guerres et de violences en tout genre. Qu’elles aient cru que le genre humain, ébloui par tant d’intelligence, allait suivre est une erreur stratégique majeure. L’influence nourrit la puissance si elle est adossée à la force qui permet de la vivifier.
Enfin, la puissance c’est la « logique de l’honneur ». Concept connu des praticiens de l’interculturel ou des spécialistes des identités, elle a été créée et popularisée par Philippe D’Iribarne[1], le spécialiste français du management interculturel. Elle est la manifestation qui apparaît comme la plus prestigieuse dans la mise en acte par une personne ou un groupe en fonction de la coutume ou la culture à laquelle il appartient, ou croit appartenir. Poutine s’adresse en permanence à la logique de l’honneur russe. Très exigeante dans les devoirs qu’elle prescrit (savoir-être et transmission), la logique de l’honneur permet de défendre les privilèges fantasmés ou réels qui y sont rattachés (savoir-faire et faire-savoir).
La croyance joue donc un rôle fondamental dans la logique de l’honneur. Il ne peut y avoir de puissance personnelle, grégaire, tribalo-segmentaire, et a fortiori nationale, sans une croyance fondatrice qui soit à la fois une matrice (le pourquoi, il nous faut agir ainsi et « attaquer l’Ukraine ») et un phare (la vision vers laquelle il nous faut aller, « unifier et protéger les frères Russes humiliés par l’histoire »).
Poutine n’a cessé de fortifier le retour de la puissance russe sur ces trois piliers, pour tenter d’effacer les humiliations de l’Afghanistan en 1989 et de la fin de la Guerre froide en 1991.
Il a rajouté quelque chose de nouveau cependant, un coagulant puissant pour les groupes humains, peuples en tête : le « système immunitaire symbolique ». C’est le philosophe humaniste, Peter Sloterdijk, qui développe cette notion dans son ouvrage « Tu dois changer ta vie ! »[2].
Un groupe humain comme une personne a un système immunitaire physique (le Covid nous l’a bien rappelé), un système immunitaire intellectuel (son mode de représentation du monde et de lui-même avec ses idées et idéologies) et un système immunitaire symbolique, à savoir des symboles au travers desquels il rattache et construit son récit fondateur.
Ses symboles sont à la fois ce qui rassemble les membres du collectif, les singularise et leur permet de se projeter afin que l’énergie du groupe ne cesse de se vivifier.
Poutine n’a eu de cesse de s’adresser aux… Russes depuis trente ans tout en nous sommant d’agir ou de réagir en fonction de ses intérêts et de sa vision à lui. Il n’a eu de cesse de promettre aux Russes que leur système immunitaire symbolique allait être rétabli, parce que condition sine qua none du retour de la puissance.
C’est chose faite.
Soit, nous regardons cela comme une fatalité qui nous accable, soit nous en mesurons les enjeux : ce qu’il y a perdre et à gagner dans cette situation terrible. Et ce qu’il y a à gagner, c’est que nous redéfinissions notre « nous ». Qu’est-ce qu’être puissant à nos yeux ? Le voulons-nous encore ou plus du tout ? Dans ce cas, quelle politique adopter ?
Nous interroger à nouveau sur ces sujets que les effrayés du réel croyaient archaïques et révolus, nous oblige à une introspection collective sur la force, l’influence, la logique de l’honneur et notre système immunitaire symbolique.
En sommes-nous encore capables ?
[1] Philippe D’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, Paris, 1989. [2] Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie !, Libella-Maren Sell Editions, Berlin, 2015
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